Prédateurs à l’Opéra de Rouen, Deshayes ensanglantée et Fagioli perdu !
L’Opéra de Rouen multiplie les affiches intéressantes comme avec Semiramide, chef-d’œuvre de Rossini qui réunit Karine Deshayes et Franco Fagioli. Bien entourés, les deux grands chanteurs ont diversement été appréciés. Explication…
Après l’époustouflante réussite de la production de Dialogues des Carmélites (en février 2025) qui restera dans les mémoires, l’Opéra Orchestre Normandie Rouen a renoué avec le sensationnel en proposant une affiche des plus excitantes. Tous les ouvrages de Rossini exigent une distribution vocale irréprochable à l’image du rare et superbe Semiramide, dernier opéra italien du cygne de Pesaro. En accueillant l’exceptionnelle Karine Deshayes, rossinienne hors pair, et le pyrotechnique Franco Fagioli, le Théâtre des Arts a abattu de sérieux atouts pour jouer cet opera seria pas toujours facile à mettre en scène. Entre confirmation, révélation et déception, la soirée de première du 10 juin 2025 laisse un goût plutôt agréable.
Catherine Deneuve et David Bowie ravagent la scène de l’Opéra de Rouen
À la mise en scène, aux décors et aux costumes, Pierre-Emmanuel Rousseau signe une production lisible qui malgré ses qualités ne parvient pas totalement à faire oublier la longueur des quelque 3h50 de spectacle, entracte inclus. Après des airs virtuoses qui laissent en lévitation, le génie de Rossini n’arrive pas à tenir le spectateur en haleine jusqu’aux dernières scènes où malgré l’enjeu dramatique, l’ennui s’installe peu à peu. La direction musicale de Valentina Peleggi n’aide pas à pimenter ou à relever l’ensemble. Un brin prosaïque, la cheffe accompagne ses chanteurs sans insuffler du théâtre à la musique qui sonne parfois terne et bien souvent trop lourde (fort heureusement, le plateau vocal relève le défi dramatique). Les qualités de l’Orchestre de l’Opéra Normandie Rouen ne sont que rarement mises en avant tandis que le Chœur accentus / Opéra de Rouen Normandie s’en sort mieux dans un répertoire où on l’attend moins. Dans leur masque et des costumes qui rappellent la scène d’orgie d’Eyes Wide Shut de Stanley Kubrick, ils forment une masse inquiétante dans un univers oppressant. Les décors ors et noirs restent simples mais suffisamment beaux pour qu’on les remarque comme cette scène saisissante où apparait le spectre du roi. L’entrée de l’acteur couvert de sang et de paillettes impressionne. Il est cependant dommage qu’à force de réutilisation, l’effet produit la première fois s’émousse ensuite. Pierre-Emmanuel Rousseau a très vraisemblablement puisé la plus grande partie de son inspiration chez Les Prédateurs (The Hunger), admirable film de vampire des années 80 signé Tony Scott (avec Catherine Deneuve, Susan Sarandon et David Bowie). En accentuant la partie sanguinaire de l’opéra, il en reprend l’esthétique léchée et les costumes pour ses principaux acteurs.
Qui a sucé le sang de Rossini ? Assur, Deshayes ou Azema ?
A l’ouverture, on voit Semiramide égorger allégrement son époux avant de sucer son sang. Le personnage d’Azema, copie de Susan Sarandon, prend la suite de la terrible Reine de Babylone en tuant à son tour son amant et d’autres innocentes victimes ce que n’a pas prévu le librettiste de Rossini. La scène marche grâce à l’implication de Natalie Pérez qui n’a malheureusement pas grand-chose à chanter. Connaissant la longueur de l’ouvrage, on ne peut se plaindre que certains airs aient été coupés comme le premier d’Idreno incarné par Alasdair Kent. Même si l’émission du ténor est étrangement conduite, c’est assurément un rossinien avec une forte tendance à la démonstration dans les suraigus. Star des contreténors, Franco Fagioli avec Arsace s’aventure dans un rôle qui n’a pas été écrit pour sa voix. Sur le papier, ses moyens phénoménaux avec des vocalises à mitraillette et un incroyable technique qui lui permet d’atteindre des aigus stratosphériques semblaient le destiner à cette tessiture écrite pour une voix de mezzo mais pensée par Rossini en hommage aux castrats. Malheureusement, malgré quelques moments de folie pure, Fagioli heurte l’oreille habituée au bel canto avec trois registres trop hétérogènes. Des graves excessivement poitrinés et un médium souvent détimbré gâchent la grâce des suraigus que seul l’artiste est capable d’atteindre. Face à lui, Grigory Shkarupa campe un impeccable prêtre Oroe avec une voix posée et un timbre de basse séduisant et convaincant dans ce rôle à autorité. Autre basse, le jeune Giorgi Manoshvili (Assur) est la révélation de la soirée. Homogène sur l’ensemble de la large tessiture, la voix qui est non seulement solide mais magnifiquement nuancée n’appelle que des compliment tant elle évoque la perfection du bel canto rossinien. Dans sa coiffure impeccable de Catherine Deneuve, Karine Deshayes est une évidente Semiramide qui, comme son partenaire, possède la technique idéale. On ne sait que louer, la vocalise précise, la conduite de la voix et cette facilité déconcertante à couvrir la tessiture assassine (confiée à l’origine à la célèbre Colbran) ou tout simplement l’incarnation. Est-ce l’inspiration de la grande star du cinéma ou la complexité du rôle ? Mademoiselle Deshayes se montre tour à tour charmante, séductrice puis terrifiante, en un mot absolument géniale ! Le public normand et bientôt parisien (la production vient au Théâtre des Champs-Elysées en version de concert le 17 juin 2025) comblé a la chance de pouvoir apprécier ce talent unique, la plus grande rossinienne actuelle. Transcendée par une Karine Deshayes souveraine, cette production de Semiramide inégale mais ambitieuse confirme l’audace de l’Opéra de Rouen.