image menu.png
Ambiances de mort au Festival de Pâques d’Aix-en-Provence

Ambiances de mort au Festival de Pâques d’Aix-en-Provence

Le mélomane retourne toujours avec gourmandise à Aix car il sait que Pâques n’est pas que la période des grandes Passions de Bach. Schubert et Bacri flirtent aussi avec la mort même lorsqu’ils sont défendus par une belle jeunesse. Explications…

Elisabeth Leonskaja © Caroline Doutre_Festival de Pâques

L’on peut facilement mesurer la notoriété du Festival de Pâques d’Aix-en-Provence en admirant ses affiches. Grâce au carnet d’adresses de Renaud Capuçon, son directeur artistique, il est devenu habituel de croiser sur les cours de la superbe cité ou de voir sur la scène du Grand Théâtre de Provence les plus grands artistes comme Martha Argerich, Khatia Buniatishvili et tant d’autres qui viennent en amis donner des concerts exceptionnels. Année après année, ils construisent la légende d’un festival qui compte seulement onze éditions. Ce mercredi 3 avril 2024, Elisabeth Leonskaja, une autre très grande dame du piano, est venue dispenser son art dans des sonates de Schubert. Le lendemain, le Quatuor Psophos a joué son célèbre quatuor « Der Tod und das Mändchen » dans l’intimité de l’auditorium du Conservatoire Darius Milhaud avec la création française du 11ème quatuor de Nicolas Bacri en deuxième partie. Servis par l’excellence de leurs interprètes, Schubert et Bacri ont enchanté le public, plus que jamais le grand bénéficiaire d’une incroyable programmation.

Demander son âge à une grande dame en pleine jeunesse !

Elisabeth Leonskaja © Caroline Doutre_Festival de Pâques

Est-il besoin de présenter Elisabeth Leonskaja ? À bientôt 80 ans, elle est l’une des plus grandes figures du piano et continue à mener une carrière exemplaire (entamée comme enfant prodige à l'âge de onze ans), tant en récital qu’au concert où il n’est pas rare de la voir accompagnée de jeunes artistes. En choisissant les sonates D. 850 « Gasteiner » et D. 960 de Schubert, elle aborde le compositeur autrichien sous les angles de la mélancolie et du brillant. Dans le mouvement Allegro vivace de la D. 850, elle affiche une douce virtuosité en survolant son clavier avec une belle élégance et une joie qui est au cœur du programme de Schubert dans cette pièce. Sans partition, Leonskaja joue avec fougue et maîtrise en offrant même un superbe moment suspendu à la fin du deuxième mouvement avec une note bleue hélas gâchée par la toux d’un spectateur indélicat ! Une sensation de liberté habite le mélomane évidemment conquis même si la scansion rythmée de la pianiste dans le troisième long mouvement n’attise que l’impatience d’entendre la sonate suivante, la fameuse D. 960, autrement plus passionnante. Cette vingt-et-unième sonate, la dernière composée par un homme de 31 ans, possède une aura crépusculaire surtout dans le second mouvement andante sostenuto, l’un des plus beaux morceaux jamais écrit. Dès le premier, molto moderato, avec ces notes calmes et posées où la pianiste accentue un silence, l’on sent que le moment de musique à venir sera inattendu et peut-être même exceptionnel. Leonskaja se montre expressive avec quelques appuis surprenants qui rendent son piano plus parlant encore. Rendue hétérogène, la partition retrouve son centre dans le fameux andante implacable, pris lentement sans ajouter une once de pathos. La main gauche très légère scande le thème avec une infinie grâce, presque diaphane, qui nous plonge dans une atmosphère d’entre deux mondes. Le troisième possède une fraicheur et une légèreté profonde qui rappelle le récent enregistrement Mozart de la pianiste, paru il y a peu. On retrouve ce je-ne-sais-quoi de nostalgie dans un quatrième mouvement à la virtuosité enjouée. Jamais le piano d’Elisabeth Leonskaja n’est académique, il est même tout l’inverse. En livrant une interprétation intense et incroyablement fouillée, la grande dame fait preuve d’une audace qu’on imagine, à tort, n’appartenir qu’à la jeunesse. Les deux Debussy en bis (Feu d’artifice et La plus que lente) d’une folle virtuosité confirment l’impressionnante liberté d’une artiste qui laissera sans nulle doute sa trace dans la légende du Festival de Pâques.

La jeune fille, les grandes dames et le monsieur du Psophos

Quatuor Psophos © Caroline Doutre_Festival de Pâques

Schubert ne quitte pas les sommets avec son célèbre Quatuor à cordes, D. 810 « Der Tod und das Mädchen » entendu le lendemain, dans la salle plus intime du Conservatoire Darius Milhaud. « La Jeune Fille et la Mort » tient son nom d’un fameux Lied repris par l’artiste pour la composition de son quatorzième quatuor. En préambule, Mathilde Borsarello Herrmann, le premier violon du Quatuor Psophos s’adressant au public pour présenter l’œuvre, donne une pertinente grille de lecture sur « ce qu’elle est, émotionnellement ». Dans le texte de la poésie de Matthias Claudius, la violence de la jeune fille s’oppose à la douceur des mots de la mort. Il convient alors à l’ensemble de traduire en musique les intentions du texte côté théâtre car il existe deux approches stylistiques de ce quatuor. La « viennoise » préférant privilégier le beau son plutôt que le sens, les artistes ont résolument choisi l’expressivité dans un premier mouvement haletant empreint d’une théâtralité bien ressentie. Les attaques mordantes ne manquent pas de chien dans un dosage qui ne fait que frôler la folie sans jamais y tomber (comme les Jerusalem qui au disque, restent la référence moderne). Comme pour la sonate pour piano D. 960, le second mouvement (inspiré du fameux Lied) est le plus bouleversant. Le premier violon admirable est rejoint par Bleuenn Le Maitre, Cécile Grassi et Guillaume Martigne (le garçon du Psophos), tous au diapason pour cette musique qui émeut une fois de plus. L’approche sensible évite l’affectation et c’est sans doute cette légère retenue qui provoque des larmes discrètes. L’énergie qui se dégage du second mouvement trouve toute sa cohésion dans le dernier mouvement où sourd, en effet, une certaine violence.

Après la mort de Schubert, le quatuor Covid de Nicolas Bacri

Quatuor Psophos et Nicolas Bacri © Caroline Doutre_Festival de Pâques

L’émotion était vive également avec la création française du onzième quatuor de Nicolas Bacri. La commande avait été passée par le festival qui devait avoir la primeur de la toute première exécution en 2020, annus horribilis de la Covid (la pièce a finalement été créée à Bruxelles, le 30 avril 2023). Depuis et puisqu’il en a eu le temps, le compositeur français a ajouté un mouvement à cette œuvre inspirée du quatuor No. 11 de Beethoven, nommé Quartetto Serioso. L’intitulé « Serioso » ne fait pas référence au « sérieux » mais au style sévère, c’est-à-dire à l’art majeur du contrepoint.  En hommage à Beethoven, dont il cite les trois premières mesures, Bacri a composé trois fugues, une par mouvement, que l’on entend si l’on possède l’oreille exercée. Après Haydn, Mozart, Schubert ou Chostakovitch, l’on peut se demander si le quatuor à cordes a encore des choses à dire et la réponse est résolument oui ! Avec Bacri, nous ne sommes plus dans la déconstruction des années 70 mais dans une langue affirmée, tonale et audacieuse qui parle aux mélomanes. D’ailleurs, le premier mouvement fougueux et assez violent s’enchaîne naturellement avec les dernières notes du Schubert pour s’enfoncer également, dans la deuxième partie, dans un son plus énigmatique et crépusculaire. La comparaison s’arrête là même si l’émotion pointe ici aussi avec un sentiment de léger malaise, la longue plainte rappelant plutôt l’inquiétude de Verklärte Nacht du jeune Schönberg que la Jeune fille et la Mort. Avec cette écriture riche et profonde, ce deuxième mouvement pourrait faire penser à l’attente et aux longs mois passés enfermés chez soi, en 2020, s’il n’avait été composé avant la sombre période de la Covid. Le dernier mouvement est sans doute celui où la fugue se fait le plus remarquer mais l’on oublie ce que l’on sait du solfège pour se laisser emporter par la sensation. Ce sont en effet des images de dégringolade ou de marche à la verticale qui se posent sur la musique passionnante de Bacri où le Quatuor Psophos se montre tout autant dans son élément. Contrairement au quatuor romantique où le premier violon est mis ostensiblement au premier plan, le compositeur offre une belle partition à chaque instrumentiste qui ensemble où individuellement brille également dans cette création très forte. A l’issue du concert comme la veille avec Elisabeth Leonskaja, ce sont les compositeurs servis par de remarquables artistes qui déchaînent les passions, une fois encore.

L’Aix de Pichon, un Bach à Pâques en Festival !

L’Aix de Pichon, un Bach à Pâques en Festival !

A Istanbul avec l’excellent Borusan, Joyce DiDonato perd son latin

A Istanbul avec l’excellent Borusan, Joyce DiDonato perd son latin