Carmen est un inépuisable chef-d’œuvre qui se réinvente production après production y compris dans les Outre-mer. A Paris, une mise en scène martiniquaise a mis le feu à l’Opéra Bastille plongé en plein carnaval. Explications…

Marie-Laure Garnier (Carmen) © Quentinprod Photos / Voix des Outre-mer

Dans « Les tringles des sistres », la torride Carmen chante « cela montait, montait, montait, montait ! ». Le lundi 30 juin 2025 à Paris, il pouvait s’agir des températures bientôt caniculaires ou plus simplement de l’ambiance surchauffée car l’Opéra Bastille a accueilli, pour un soir, une production éruptive venue de la Martinique. Créée en 2023 dans les ruines du théâtre de Saint-Pierre, dans le cadre du Festival Filao, la Carmen de Bizet créole a troqué son décor naturel, avec la montagne Pelée en toile de fond, contre le confort de l’amphithéâtre climatisé, sans perdre l’esprit festif et le feu qui anime toute l’équipe des Voix des Outre-mer.

Près des remparts de Saint-Pierre, nous danserons le Bèlè

Paul Gaugler (Don José) & Marie-Laure Garnier (Carmen) © Quentinprod Photos / Voix des Outre-mer

Sur scène, dans le rôle des conteurs, l’érudition élégante de Richard Martet égale la géniale décontraction de Fabrice di Falco avec pour l’un, l’approche historique passionnante et pour l’autre, la narration ponctuée d’expressions en créole que l’on imagine savoureuses. La mise en scène précise de Julien Leleu, servie par des artistes à la diction parfaite, se suffirait sans doute à elle-même si elle ne s’adressait également à un public moins habitué aux grandes scènes d’opéra. Dans cette version réduite à 2h30, les chants créoles et le carnaval de la Martinique s’ajoutent à la partition de Bizet avec naturel comme les percussionnistes et les danseurs entraînants de la troupe Moun Bèlè. L’action se déroulant dans une rhumerie martiniquaise, quelques phrases ont été adaptées comme ces « remparts de Saint-Pierre » où Don José de la Pointe du Bout se battra plus tard à coup de coutelas. Julien Leleu parvient à créer l’illusion sur des praticables où il fait évoluer ses personnages autour de l’orchestre, le garde-fou du chef servant à l’occasion d’un muret où l’on s’accoude. Avec le travail de diction, il faut saluer le théâtre bien présent dans toutes les parties parlées, admirablement interprétées. Cette Carmen libre qui reste cependant fidèle à l’esprit de l’œuvre, s’affranchit des lourdeurs scéniques dans un esprit de partage et de plaisir.

L’ouragan Marie-Laure et la tornade Livia emportent tout

Livia Louis-Joseph Dogué (Micaëla) © Quentinprod Photos / Voix des Outre-mer

Depuis sa création, le spectacle n’a cessé d’évoluer. Accompagné d’un piano (impressionnant Edward Liddall) en 2023, d’un quatuor à cordes en 2024, il gagne une autre dimension avec l'orchestre du Théâtre de Rungis et la direction inspirée de Laurent Goossaert. Par son enthousiasme et son acuité, il fait oublier quelques petites imprécisions de ses musiciens, parfaits professionnels d’autre part. Préparés par Isabelle Nadjar et Evelyne Tessier, les enfants du chœur de La Grange et de la classe CHAM habitent la scène des petits soldats avec naturel et un amusant détachement. Même si l’ensemble des artistes est issu de l'académie Voix des Outre-mer, Escamillo et Don José viennent tout juste d’intégrer la troupe arc-en-ciel. Né en Ukraine, le jeune baryton Dmytro Voronov qui possède un timbre moiré campe un séduisant toréador avec de solides aigus et quelques graves qui n’attendent qu’à se développer. Paul Gaugler a assurément la voix du rôle écrasant de Don José et même s’il manque de charisme tant vocal que scénique, il parvient à surmonter les difficultés avec une certaine vaillance. Dans le couple qu’il forme avec sa Carmen enfiévrée, il s’impose peu, emporté par l’ouragan Marie-Laure Garnier. Il faut dire que la soprano explose dans une tessiture qui n’est pas naturellement la sienne. Avec une diction idéale, elle ose des graves magnifiques sans poitriner et incarne un personnage sensuel, bouillonnant, profond… en un mot, irrésistible ! Autre parfaite incarnation, Livia Louis-Joseph Dogué est une Micaëla d’exception qui sait donner chair à un personnage trop souvent représenté comme une oie blanche. La jeune fille dans une superbe robe montre du caractère avec une voix magnifique qui ne cesse de se développer et de nous ravir. Autour d’elles, il convient de saluer Axelle Rascar Moutoussamy, Eve Tibère et Ludivine Turinay, trois Frasquita et Mercédès délicieusement espiègles pour le prix de deux ! Juan José Médina et Auguste Truel complètent la bande de brigands avec panache. Il nous tarde de suivre leurs parcours prometteur. Fabrice di Falco (Président des Voix des Outre-mer), Julien Leleu (Président de l'association Les Contres Courants) et Richard Martet (Président du Jury du concours Voix des Outre-mer) préparent déjà leur prochain spectacle, Porgy and Bess de George Gershwin en Avignon en juillet 2025 et le 30 juin 2026 sur la scène du Théâtre des Champs-Elysées…