Verdi à Terezín, les concerts de l’horreur à la Sorbonne
Il n’est pas rare que le grand Amphithéâtre de la Sorbonne accueille des intervenants de renom mais également des concerts de haute tenue. Il est sans doute plus inhabituel de ressentir une si vive émotion avec la musique, fût-elle de Verdi. Explications…
La portée de certain concerts dépasse parfois le simple cadre d’une représentation. En 2025, alors qu’est commémorée la libération du camp de Terezín, l’un des tout derniers camps nazis à être libérés le 8 mai 1945, le grand Amphithéâtre de la Sorbonne a accueilli le Chœur de Chambre Arthémys et quatre solistes (dans le cadre de la saison culturelle de l’INSPÉ), pour interpréter la célèbre Messa da Requiem de Verdi dans une version particulière. La partition choisie ce 5 novembre est une reconstitution de celle utilisée par Rafael Schächter. Le pianiste et chef fit apprendre le Requiem à ses codétenus qu’il dirigera devant ses geôliers, avant d’être déporté à Auschwitz. La tenue de ce concert, chargé d’émotion et porté par une équipe engagée, a été exemplaire.
La vie, la culture et la musique jusqu’au dernier souffle
Même si des mélomanes sont familiers avec les noms des compositeurs Pavel Haas, Hans Krasa, Erwin Schulhoff, Viktor Ullman ou Ilse Weber, l’histoire du camp de Terezín n’est pas si connue du grand public. Entre novembre 1941 et mai 1945, la ville-forteresse tchèque, transformée en ghetto sur l'idée du SS Adolf Eichmann, a accueilli artistes et intellectuels avant leur déportation vers les camps de la mort. La particularité de Terezín est d’avoir servi d’outil de propagande au régime nazi. Sans barbelés ou miradors, une vie culturelle intense y a été organisée avec des concerts quotidiens ou des conférences données par des prisonniers « éminents », permettant de présenter l’image d’un ghetto modèle. La visite des représentants de la Croix Rouge de 1943 reste édifiante. Pour faire taire les rumeurs sur les camps d’extermination, la délégation est baladée dans les rues rénovées, bordées de façades de faux commerces en carton-pâte pour donner l’illusion d’une vie paisible de la communauté. Elle assistera à une représentation de Brundibar de Hans Krasa, un opéra pour enfants, et également au concert Verdi dirigé par Rafael Schächter. Dans Le Requiem de Terezin, dont des extraits ont été sobrement lus par le comédien Antoine David-Calvet, ce 5 novembre 2025, l’écrivain et survivant Josef Bor raconte l’impensable. Le choeur qui a chanté l’œuvre la veille a été déporté à Auschwitz le lendemain, « Eichmann aurait trouvé ironique que les prisonniers juifs chantent eux-mêmes leur propre messe des morts ». Entre 1943 et 1944, Rafael Schächter a dirigé l'œuvre 15 fois et à trois reprises, ses chanteurs ont été déportés à Auschwitz le lendemain de spectacle avant l’ultime représentation qui se soldera par le départ du chef lui-même.
Libera me, Claire de Monteil et mène-nous au paradis !
Dans une introduction poignante et dans un monde où règnent encore les fausses informations et la violence, notre confrère et ami Stéphane Lelièvre (rédacteur en chef du site Première Loge et concepteur de cette soirée) a posé les mots justes contre l’horreur en rappelant « le message de résistance, d’appel à la paix et à la fraternité » qui fut celui de ces artistes. Dans le solennel grand Amphithéâtre de la Sorbonne, accompagné par le seul piano de Daniel Propper, les premières notes « Requiem aeternam » chantées par le Chœur de Chambre Arthémys bouleversent peut-être plus encore dans ce contexte chargé. Même si le simple piano ne peut se substituer à l’orchestre verdien, le célèbre « Dies irae » ne perd pas en puissance, bien au contraire. La beauté des timbres des chanteurs est exposée sans artifice. Le chœur, dirigé par Cyrille Rault-Gregorio, n’est pas une masse sonore à sensations mais un acteur intime qui raconte sa marche vers l’inexorable. Premier des quatre solistes à interpréter son air, Nicolas Cavallier, en belle forme vocale, s’impose aisément et même avec superbe. Contrairement à son partenaire baryton-basse, Florine God perd pied quelques fois dans une partition qui semble encore trop écrasante pour son jeune mezzo. Cependant, la voix bien projetée se marie joliment avec celle de la soprano dans le « Recordare ». Ping Zhang possède une belle italianité dans « l’Ingemisco » où l’aigu fier et vaillant atteint la cible. Le ténor est assurément un verdien à son aise dans la Messa da Requiem. Parce que les nazis ne souhaitaient pas plus d’une heure de musique, le chef-d’œuvre est amputé de quelques numéros privant les mélomanes du saut d’octave dans le « Libera me », scindé en deux parties. On le regrette tant la performance de Claire de Monteil est époustouflante. La voix de la jeune soprano, célèbre pour avoir remplacé au pied levé la soprano annoncée dans Médée à la Scala de Milan, demeure homogène sur l’ensemble de la large tessiture. Ligne de chant divine, rondeur et beauté du timbre, douce incarnation du texte, tout concourt à rendre sa prestation inoubliable. Conçue en diptyque, une autre représentation de la Messa da Requiem intégrale de Verdi complètera cette soirée à la saveur particulière et à l’intensité bouleversante. Pour la paix de l’âme, espérons y retrouver les voix, comme celle de Claire de Monteil, entendues ce soir.

