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Raffaele Pe : « Il est toujours bon de rappeler aux italiens qu’ils possèdent un répertoire baroque exceptionnel ! »

Raffaele Pe : « Il est toujours bon de rappeler aux italiens qu’ils possèdent un répertoire baroque exceptionnel ! »

Depuis Alfred Deller et la révolution baroque, un nouveau type de voix s’est invité sur les scènes du monde entier et pourtant, les contreténors sont encore des artistes rares entourés d’un certain mystère. Raffaele Pe fait partie de la jeune génération montante qui a déjà une très belle carrière à son actif. ​Il a été l’Orlando de Haendel et celui furioso de Vivaldi. Il côtoie Monteverdi, Cavalli, Vinci et les compositeurs de Farinelli. Il a chanté aux quatre coins de la planète : Buenos Aires, Vienne, Paris, Berlin, Glyndebourne, Spoleto USA, Venise, Florence, Milan… L’Italie, bien sûr où ses compatriotes sont plutôt sopranos, ténors ou barytons. Même s’il a participé à la renaissance de certains opéras baroques, Raffaele Pe rêve non plus d’affirmer un répertoire mais d’en construire un nouveau. Il sera très prochainement à l’affiche d’un nouvel opéra du compositeur et artiste visuel libanais Zad Moultaka sur un livret de Paul Audi. Il s’apprête à relever un défi en chantant à la fois en baryton et en contreténor. Lorsque nous avons rencontré le séduisant Raffaele par écran interposé, il était heureux de pouvoir brandir la partition fraîchement imprimée. En s’excusant gentiment en français de préférer l’anglais, il a évoqué la musique avec éloquence mais il a aussi parlé volontiers d’art et plus particulièrement de peinture. Cet entretien brosse le portrait d’un bel artiste qui voit la vie en couleur.

DERNIERE MINUTE : En raison de la situation sanitaire, la création de Hémon se fera sous une forme radiophonique, sans public, retransmise en direct sur France Musique le 20 mars 2021 à 20h

Raffaele Pe (c) Michele Monasta

Raffaele Pe (c) Michele Monasta

Votre actualité est un tout nouvel opéra, Hémon de Zad Moultaka…

Hémon est un opéra français d’un compositeur libanais, Zad Moultaka. La création mondiale aura lieu à Strasbourg, à l’Opéra national du Rhin le 20 mars 2021, certainement en version numérique*. Elle sera retransmise en direct sur France Musique. Le livret est assez incroyable. Il est de Paul Audi, le frère de Pierre Audi, le fameux metteur en scène et maintenant directeur artistique du Festival d’Aix.

Parlez-nous de ce rôle-titre…

Tout le monde connaît l’histoire d’Antigone mais moins celle son fiancé Hémon. Resté seul après sa mort et le rejet de son père Créon, il va reconstruire la cité de Thèbes en acceptant sa fragilité. Elle est perçue comme une valeur positive qui va lui permettre de réimaginer une société. Thèbes est la seule ville dont les murs n’ont été pas bâtis grâce à la force mais par la fragilité du son et de la musique. (NDLR : La légende veut que pour construire les murs, Amphion soulevait les pierres au son de sa lyre). Dans l’opéra, Hémon trouve son chemin à travers les émotions ressenties, le désespoir, la mort, le chagrin…

HÉMON © SMITH, Courtesy Galerie les Filles du Calvaire

HÉMON © SMITH, Courtesy Galerie les Filles du Calvaire

Parlez-nous de Zad Moultaka, le compositeur.

Quand j’ai découvert son Oeuvre à la Biennale de Venise en 2017 avant de le rencontrer en personne, j’ai été très impressionné, immédiatement. Le travail de Zad est une sorte d’art absolu qui inclurait la voix, la composition musicale mais aussi l’image. Il se trouve que je m’intéresse énormément à l’art contemporain et j’ai tout de suite ressenti comme une résonnance intime avec son univers, une connexion dans le processus créatif.

Comment êtes-vous arrivé dans ce projet ?

Zad Moultaka n’avait pas encore écrit la partition quand il m’a contacté mais il avait une idée de ce qu’il voulait composer. Il cherchait un contreténor capable d’utiliser également sur scène sa voix de baryton. Il a commencé par me demander un enregistrement de ma voix grave et il a été très intéressé par ma technique. Et c’est amusant parce que cette proposition est arrivée comme pour concrétiser un désir que j’avais depuis longtemps de jouer sur les deux registres. Cela m’a permis d’en apprendre beaucoup sur mes propres possibilités, sur les couleurs et la façon d’imprimer la voix. Zad a commencé par composer des esquisses puis un travail plus articulé avec bien sûr, le conducteur qu’ont été les mots, la poésie et la prose vraiment très belle de Paul Audi.

Vous vous êtes souvent rencontrés ?

Nous devions nous retrouver à Venise pour travailler ensemble mais malheureusement, la Covid nous a empêché de nous voir physiquement. Nous avons tout de même beaucoup échangé. Je lui ai envoyé quelques-uns de mes enregistrements pensant que cela pourrait lui être utile et en effet, nous avons trouvé un terrain commun avec Sigismondo d'India, le compositeur représentatif du Seicento italien. L’imagination de Zad Moultaka est très fertile. Il pense à la fois le son, l’espace et l’image et la façon qu’il a d’interpréter le langage est fantastiquement complexe.  

Comment pourriez-vous décrire son écriture ?

Le terme que j’emploierais en italien est « verosimile ». C’est une musique spectrale qui s’approche plus d’un courant comme l’hyperréalisme. La structure y est partout mais elle apparaît de manière fluide, allusive. La prononciation est à la fois très naturelle et très écrite. Par exemple, dans la partition, il n’y a pas de temps qui marquent les syllabes. C’est sa manière de traduire la phrase française. Le langage théâtral doit être chanté et parlé comme dans la vraie vie. C’est fascinant et j’y trouve un rapprochement avec la manière qu’avaient les compositeurs baroques de penser la musique comme une peinture des mots. Mais je dois préciser que c’est ma propre perception de la musique de Zad Moultaka et que si vous lui posez la question, il la décrira peut-être complètement différemment ! 

Raffaele Pe (c) Michele Monasta

Raffaele Pe (c) Michele Monasta

Ce n’est pas votre première expérience en musique contemporaine ?

A Midsummer Night's Dream de Britten a été une de mes premières aventures. C’est l’un de mes opéras préférés et je suis toujours heureux d’y revenir. Dans les années 60, il a permis aux contreténors d’exister sur scène.

Britten n’est pas tout à fait contemporain…

En effet mais l’expression est tellement moderne ! J’y trouve d’ailleurs un parallèle avec Hémon où Zad franchit lui aussi une étape dans l’écriture pour la voix de contreténor. Dans sa façon d’explorer ce registre et d’en redéfinir les limites (à la fois pour le registre de baryton et celui de contreténor jusque dans le soprano ou au moins le mezzo-soprano), il pourrait comme Britten inventer une nouvelle tradition.

Utiliser le registre de baryton n’est pas habituel. Comment faites-vous ?

Il faut éclaircir le léger malentendu sur la technique des contreténors que l’on assimile souvent avec celle des falsettistes qui placeraient tout en voix de tête. Nous possédons également un registre de poitrine. Le falsetto est un mauvais usage de la voix qui entraîne une tension musculaire dangereuse à la longue. Ma technique est née d’un déploiement du bel canto où le soutien vient de l’abdomen. Le plus important est de ne rien faire peser sur votre larynx qui doit rester dans la même position sur toute la tessiture. C’est peut-être difficile à concevoir mais il n’y a aucune difficulté. Monter dans les aigus de soprano demande le même travail que descendre dans le registre grave du baryton.

Et qu’en est-il de la puissance de la voix ?

Le plus difficile sont les passages où le baryton atteint son plus haut dans le registre de poitrine et qu’il doit basculer sur le plus bas du soprano car la tension sur les muscles est complètement différente. C’est l’un des points que nous avons soulevé avec Zad qui a écrit un lamento de toute beauté au centre de l’ouvrage. A la mort d’Antigone, Hémon qui vient de vivre la tragédie commence en baryton. Puis le personnage change de voix à mesure qu’il renoue avec la jeunesse, l’innocence et la fragilité. Pour moi, il retourne à sa vraie identité. Ce lamento très difficile pousse jusqu’aux limites expressives de la voix.

Et c’est d’ailleurs la première fois que vous chantez en français ?

Oui, comme vous le savez, les compositeurs baroques français n’ont pas écrit pour les contreténors. Les castrats de Louis XIV qui résidaient dans la Maison des Italiens ne pouvaient chanter que des œuvres italiennes dans la chapelle royale et nulle part ailleurs.

Glyndebourne Festival (c) Tristram Kenton

Glyndebourne Festival (c) Tristram Kenton

Expliquez-nous pourquoi l’Italie compte si peu de contreténors alors que c’est le pays qui possède la littérature la plus fournie pour ce type de voix ?

Il est vrai que lorsque j’ai pris ce chemin j’étais un peu seul. Il y a de très bons professeurs dans mon pays mais jusqu’à présent, ils considéraient la musique baroque plutôt comme un répertoire de passage pour renforcer la voix. Chez nous les chanteurs finissent tous pucciniens (rires). Heureusement, notre sensibilité a changé grâce aux nombreuses contributions pour retrouver la musique ancienne comme celle de Cecilia Bartoli ou d’Ottavio Dantone. Il est toujours bon de rappeler aux italiens qu’ils possèdent un répertoire baroque exceptionnel et qui est à portée de main. Il suffit juste de creuser dans les bibliothèques et les librairies ! Il y a aussi une réalité d’ordre économique. La plupart des partitions étant manuscrites, les éditer demande des moyens que les maisons d’édition ne sont pas prêtes à investir car ce marché est considéré en Italie comme très élitiste.

Et d’ailleurs, comment avez-vous découvert votre voix ?

J’ai commencé à chanter dans les chœurs à six ans et tout de suite, j’ai été en contact avec la polyphonie et la musique baroque. Mon goût s’est naturellement porté sur la culture anglaise et Haendel, notamment ses opéras et oratorios. Entendre les rôles masculins incarnés par des contraltos a été une vraie découverte. Puis vers mes 15 ans, j’ai entendu un contreténor anglais qui m’a beaucoup impressionné. A la mue, est venue l’interrogation sur mon identité vocale. Comme je ne me reconnaissais pas vraiment en baryton, j’ai compris quelle était la meilleure option, surtout avec toutes les magnifiques possibilités qu’offrait un répertoire désormais accessible.

Vous êtes également à la tête de l’ensemble La Lira di Orfeo. Comment l’avez-vous créé ?

La Lira di Orfeo (c) DR

La Lira di Orfeo (c) DR

C’est une expérience fondamentale comme une famille qui regrouperait des camarades de conservatoire et des musiciens plus âgés avec une volonté de transmission entre les générations. Nous avons commencé il y a cinq ans et maintenant, après quelques enregistrements et des débuts intéressants, d’autres productions prennent forme, notamment sur notre plateforme numérique. Il règne une très belle entente entre nous et un esprit d’équipe car La Lira di Orfeo ce sont non seulement des musiciens mais aussi des musicologues, des chercheurs, des artistes, des metteurs en scène, des concepteurs d'éclairage... Notre identité première est bien sûr la musique ancienne mais il est important de rester en contact avec le monde moderne. Comme je suis de Milan, l’inspiration vient certainement du Futurisme où tous les arts étaient intimement liés. Pour l’une de nos dernières productions, Aci, Galatea e Polifemo de Haendel, nous avons exhumé la version d’origine présentée pour la première fois sur scène. Le spectacle faisait appel à des vidéos et des lumières pour retrouver un esprit de création comme à l’époque.

Votre univers est centré sur le Seicento italien ?

Disons que le Baroque reste notre répertoire de prédilection mais nous allons aussi vers le contemporain. Par exemple à Piacenza, nous avons monté un spectacle autour des Scarlatti (Nello specchio di Scarlatti) où nous avons convié la compositrice Silvia Colasanti. Son langage contemporain a transfiguré les lettere amorose d’Alessandro Scarlatti, réécrits pour l’occasion.

Vous semblez apporter beaucoup de soin également à vos enregistrements ?

Raffaele Pe (c) Michele Monasta

Raffaele Pe (c) Michele Monasta

Nous avons à cœur de dénicher quelques pépites. Il y a énormément de composeurs et beaucoup de très belle musique. Il serait facile d’enregistrer toujours sur les mêmes airs « grand public » mais nous préférons l’esprit « boutique ». Cela veut dire aussi beaucoup plus de recherches !

Revenons à Hémon qui est, chose incroyable, votre première production mise en scène en France ?

Et oui, ce sont mes débuts et je suis très enthousiaste ! J’ai souvent chanté des opéras en France, à la Philharmonie de Paris, à Lyon, dans les festivals baroques mais toujours en version de concert. Je suis non seulement très honoré de faire partie de cette distribution extraordinaire mais aussi vraiment heureux de commencer avec une œuvre aussi singulière. *

Avez-vous entamé les répétitions avec Zad Moultaka qui fait aussi la mise en scène ?

Nous devions commencer en janvier 2021 puis cela a été décalé d’un mois. La première aura lieu à Strasbourg mais sans doute sans public, hélas ! Ce que je sais pour l’instant, c’est que la production sera très certainement diffusée en streaming *. Zad est un artiste complet et il serait dommage de ne pas pouvoir voir l’ensemble de sa création. C’est un élément clé pour la représentation, le geste du compositeur forme un ensemble homogène avec sa mise en scène.

Nous devons hélas évoquer la pandémie et ses répercussions…

C’est terrible de penser à tous ces artistes cloîtrés chez eux. Ils ont passé tellement de temps à parachever leur art et tout s’est effondré. Je suis persuadé que tout redeviendra comme avant mais une situation comme celle que nous vivons doit nous inciter à nous interroger sur ce que nous sommes, ce que nous faisons et ce que souhaitons atteindre même s’il est sans doute trop tôt pour tirer des conclusions. En tout cas pour les artistes, il est peut-être temps d’introduire en Italie un système d’intermittence comme en France.

* En raison de la situation sanitaire, la création de Hémon se fera finalement sous une forme radiophonique, sans public.

 

Propos recueillis le 16 février 2021

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