Classique c'est cool

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Pelléas entre ciel et terre à l’Opéra Royal de Wallonie

Avec une programmation plus ouverte, le mélomane n’a pas perdu ses habitudes à l’Opéra Royal de Wallonie-Liège notamment lorsqu’il entend des artistes d’exception. Avec Lionel Lhote dans le rôle emblématique de Pelléas, il est resté entre deux eaux. Explications…

N. MINASYAN-L. LHOTE © ORW-Liège/J.Berger

Il suffit parfois d’une rencontre entre un artiste et un répertoire pour créer l’événement. Lionel Lhote est un excellent baryton, l’un des plus exceptionnels d’aujourd’hui. Pourtant, il n’est pas distribué au Met de New York ou au Bayerische Staatsoper de Munich mais à Liège, par choix, car il est chez lui à l’Opéra Royal de Wallonie. La dynamique maison belge lui a offert ses plus grands rôles et continue à le faire. Le mardi 16 avril 2024, les mélomanes ont pu découvrir Pelléas et Melisande, un nouveau défi pour Lhote, très attendu dans l’unique opéra et chef-d’œuvre absolu de Debussy. La pièce réputée difficile à mettre en scène a été confiée au duo Barbe & Doucet qui sont allés puiser leur inspiration dans les racines, au sens propre !

Un château qui flotte et une mise en scène qui prend racine

S. KEENLYSIDE-N. MINASYAN © ORW-Liège/J.Berger

Cette production est une reprise d’un spectacle créé au Teatro Regio de Parme mais en pleine Covid. Seule une retransmission sur écran avait pu être découverte alors et l’on imagine facilement l’effet produit sur les téléspectateurs par les décors très photogéniques. Les images évoquent parfois les peintures de Paul Delvaux ou même Le Château dans le ciel de Miyazaki. Un rideau végétal s’ouvre sur des mondes suspendus comme la forteresse d'Allemonde en miniature posée sur une plateforme d’où tombent des racines. La métaphore végétale est filée tout au long du spectacle onirique avec très souvent de belles idées de mise en scène. Les longs cheveux qui descendent jusqu’au seuil de la tour sont de grandes lianes qui glissent des cintres. Également auteurs de la dramaturgie, des décors et des costumes, Barbe & Doucet imaginent leur Pelléas et Melisande dans un monde symbolique entre ciel et terre et entre terre et mer (l’eau est omniprésente sur scène) avec un travail sur la lumière (confié à Guy Simard) très réussi. Dans le texte de Maeterlinck, les nombreuses références au sombre et au clair sont traduites par l’éclairagiste en toute lisibilité. Les costumes hétérogènes renvoient à différentes époques qui caractérisent les personnages perdus dans un univers parfois oppressant comme le veut l’intrigue. Seul regret, la pièce de Maeterlinck étant suffisamment énigmatique, il était sans doute inutile d’ajouter des personnages secondaires car on ne comprend pas toujours les apparitions de ces Wilis diaphanes surtout lorsqu’elles viennent se venger de Pelléas. Le rôle-titre de l’opéra n’est pourtant pas le méchant de l’histoire !

Simon Keenlyside et Lionel Lhote, les terribles barytons

L. LHOTE © ORW-Liège/J.Berger

Golaud est assurément le personnage le plus complexe. Le mari de Mélisande, peu à peu rongé par la jalousie, est admirablement campé par Simon Keenlyside. A 64 ans, le baryton anglais qui fût un magnifique Pelléas n’a rien perdu de sa prononciation remarquable. Elle sert une prosodie debussyste tout simplement exemplaire. Le parlando impressionnant vient souligner parfois un accent, notamment lors d’une confrontation terrifiante avec son jeune frère dans la noirceur de la grotte. Glaçant dans la scène qui précède le déferlement de violence sur Mélisande, Keenlyside livre une prestation phénoménale avec un caractère toujours très humain. Nina Minasyan ne possède pas la même maîtrise du texte ni la même projection mais défend son personnage avec une sincère conviction. Mélisande est ici moins mystérieuse qu’ailleurs, néanmoins la soprano émeut souvent, notamment dans la scène de la mort où elle est à son meilleur. Ce soir de deuxième représentation, l’orchestre de l’Opéra Royal de Wallonie-Liège a souvent couvert les chanteurs. Trop confiant, l’excellent chef Pierre Dumoussaud aurait-il lâché les décibels ? Sa direction franche et précise reste très convaincante dans une lecture terrestre qui préfère la lumière aux mystères. Il est aujourd’hui habituel de distribuer le rôle de Geneviève à des mélodistes et même si Marion Lebègue possède une bonne diction, la voix accuse quelques failles pour suffisamment impressionner. Ce n’est pas le cas de Roger Joakim (le médecin), de Judith Fa, tout à fait crédible dans le rôle du petit Yniold ou encore de Inho Jeong, Arkel sonnant bien qu’un peu monotone avec un phrasé peu compréhensible. En répondant à l’attente et aux plus hautes exigences, Lionel Lhote, qui incarne un Pelléas sensationnel, rafle la mise. Son timbre plutôt sombre de vrai baryton surprend lorsqu’il s’éclaircit dans l’aigu alors qu’il garde une parfaite homogénéité. La tessiture intermédiaire qui présente bien des difficultés aux interprètes ne le met jamais en péril. Et que dire du phrasé, de la délicatesse et de l’intelligence du mot si ce n’est souligner le grand art d’un artiste au sommet. Tout au long de la saison, les raisons pour se rendre à Opéra Royal de Wallonie-Liège sont nombreuses. Pour les mélomanes qui connaissent la valeur de la programmation et des artistes, applaudir Lionel Lhote est l’une des plus évidentes.

S. KEENLYSIDE-R. JOAKIM-I. JEONG-N. MINASYAN-M. LEBEGUE © ORW-Liège/J.Berger