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Daniil Trifonov bouleverse le Kissinger Sommer

Le mélomane voyageur est depuis toujours alléché par les affiches séduisantes du Kissinger Sommer. C’est sur place et bien assis dans la salle qu’il pourra se rendre compte si le festival allemand est vraiment à la hauteur de sa réputation. Compte-rendu…


Daniil Trifonov © Dario Acosta

Les affiches des deux derniers jours du Kissinger Sommer 2022 annonçaient une apothéose avec la venue de grands noms de la musique classique. Après plus d’un mois d’une programmation prestigieuse, le festival de la charmante ville thermale de Bad Kissingen allait refermer ses portes avec deux pianistes en vue. Daniil Trifonov et Jan Lisiecki font partie de cette jeune génération multi-primée et déjà encensée par la presse et le public venu nombreux dans la Max-Littmann-Saal applaudir les nouvelles stars. Alexander Steinbeis, le directeur artistique pour qui 2022 est la toute première saison, a su ménager quelques surprises comme l’invitation d’une jeune cheffe pour diriger, ce samedi 16 juillet 2022, la Deutsche Kammerphilharmonie Bremen.

Le Rhin coule sans bouillonnement à Bad Kissingen

Ruth Reinhardt (MaxLittmannSaal) © Kissinger Sommer

Ruth Reinhardt a 34 ans et déjà une belle expérience. Après avoir étudié auprès d’Alan Gilbert à la Juilliard School, elle a été la collaboratrice de Gustavo Dudamel au Los Angeles Philharmonic. En ouverture du concert, le Concerto en ré de Stravinsky est une œuvre assez idéale pour exposer les différent pupitres. Les musiciens de la Deutsche Kammerphilharmonie Bremen s’acquittent de la tâche avec métier, sans excès. La cheffe concentrée sur la formation orchestrale trouve de bons appuis dans le rythme sans pour autant se laisser emporter par l’ironie et le mordant. Sans être bridée, son interprétation aurait soulevé plus d’enthousiasme si Frau Reinhardt avait osé un peu plus. Le manque de flamme sera un handicap dans la deuxième partie du concert lorsque l’orchestre au complet abordera la  Symphonie No. 3 de Schumann, la Rhénane. L’énergie est tenue pour respecter l’architecture de l’œuvre mais la fougue schumanienne semble toujours contenue. Orchestre résident du Kissinger Sommer jusqu’à 2021, la Deutsche Kammerphilharmonie Bremen manque sensiblement de personnalité dans une œuvre qui sied pourtant bien à son répertoire. Le troisième mouvement Nicht schnell convient mieux à la baguette de la cheffe qui maîtrise la montée en puissance en donnant enfin de l’expressivité. Il faut reconnaître qu’après l’émotion suscitée quelques instants plus tôt par Daniil Trifonov, le mélomane a bien du mal à redescendre sur terre, au bord du Rhin à contempler une eau qui coule, fût-elle poissonneuse !

Une interprétation magistrale qui fera date

Daniil Trifonov (MaxLitmannSaal) © KissingerSommer

L’attaque très franche du Concerto pour piano No. 1 de Brahms évite la grandiloquence de peu et offre une entrée en matière puissante pour le pianiste. Du 5ème rang de parterre, côté instrument, il était aisé d’observer Daniil Trifonov, les yeux clos. L’artiste dégage un magnétisme qui se ressent également dans son jeu, les premières notes subtiles faisant d’emblée sentir comme un désespoir. Il suit la cheffe en répondant à la force par la même vigueur et une infinie délicatesse. La direction charpentée du premier mouvement empêche Ruth Reinhardt de s’abandonner comme son soliste mais offre un contraste intéressant. Son touché est si délicat que les notes semblent s’effacer. Dans la reprise du premier thème développé par l’orchestre, Trifonov rend exactement ce qu’il a entendu. Il a été assez fascinant d’observer le visage pénétré de l’artiste au tout début du concert mais encore plus vertigineux de réaliser ensuite qu’il était en pleine concentration, en train d’enregistrer ce qu’il allait reproduire. Très contemplatif, le second mouvement Adagio soulève une question. Comment va-t-il s’y prendre pour tenir sur le fil tout au long des 13 minutes ? tout simplement en se laissant porter par la musique et par son inspiration. La salle reste silencieuse comme subjuguée par les nuances et les couleurs développées à l’infini jusqu’aux toutes dernières notes suspendues, jouées dans un pianissimo qui arrache les larmes. Le touché perlé du dernier mouvement rappelle que Daniil Trifonov s’est également illustré dans Bach et montre une fois encore, le virtuose qu’il est. Ici encore, aucune démonstration mais un mouvement Allegro non troppo rendu jubilatoire comme si l’artiste, après avoir attaqué l’œuvre de Brahms par la face sombre, se libérait en une explosion de joie. En bis, le choral de Bach « Jésus que ma joie demeure », simple, d’une beauté détachée comme si elle venait d’un autre monde, est venu apporter la dernière touche d’émotion d’une interprétation mémorable, celle que l’on emportera dans sa tombe comme la plus belle jamais entendue.

Daniil Trifonov (MaxLitmannSaal) © KissingerSommer